Point de rencontre de trois frontières, la cité helvétique se souvient de son passé rhénan et s'ouvre sur le monde. Promenade surprenante dans une ville en pleine ébullition artistique et culturelle

Panoramique à 360º par temps clair: en toile de fond, les Vosges, la Forêt-Noire, le Jura et les Alpes. Les collines ondulent. Les fontaines chantonnent dans les ruelles médiévales qui grimpent vers la cathédrale, cœur de la vieille ville. Le Rhin scintille en contrebas. A l'heure du déjeuner, les amoureux se retrouvent pour pique-niquer sur la promenade ombragée longeant le fleuve: douceur de vivre sous les obliques d'un soleil capricieux. Aussi étincelants que des jouets, des tramways vert pomme ou jaune canari roulent sans cesse sur les ponts joignant le Petit Bâle au Grand Bâle. Le carillon des églises succède à ceux de la cathédrale et résonne en écho sur l'eau. La corne d'un bateau de croisière répond aux cloches.



Pourquoi ne pas prendre place, comme les Bâlois, dans l'un des quatre Fähri situés entre les ponts, bacs mus par la seule puissance du courant et liés aux berges par un câble? Le pilote fume une cigarette avec indifférence, tripote le fanion de sa barque. On voudrait que le voyage ne s'arrête jamais, et il est déjà fini. Les quatre petites minutes de la traversée suffisent juste à vérifier que le Rhin est encore hanté de diables romantiques, de sirènes, de nains et de dragons (leurs souffles enflammés jaillissent désormais du conduit des cheminées de l'industrie chimique, prétend-on ici).

«Se promener au bord du fleuve côté Petit Bâle, voir les ponts, les navettes, ça, j'aime», s'exclame Georg Vischer. Vêtu d'un costume sombre éclairé par une cravate estivale, ce pasteur vit justement ici en famille dans un appartement lumineux: «La population, de ce côté-ci du Rhin, était en partie allemande jusqu'en 1914. La situation frontalière n'est pas naturelle. Après la Première Guerre mondiale, Bâle, la capitale, a été coupée de ses environs, des sites où ses fabriques se trouvaient alors implantées. L'arrivée des Yougoslaves et des Turcs, dans les années 60, a encore modifié les équilibres. Trente mille frontaliers, surtout Alsaciens, travaillent ici. La chimie attire les chercheurs du monde entier. Et la ville compte aujourd'hui environ 10% de musulmans. Bâle ressemble à Genève, en plus international, mais moins cosmopolite.»
Comment ne pas remarquer qu'au kiosque de la gare, par exemple, l'aimable employée à l'accent suisse alémanique porte un voile islamique en vendant journaux et tablettes de chocolat?

«La cité a adopté le culte réformé en 1597, continue le pasteur. Mais la plupart des Bâlois ne pratiquent plus. Il est curieux qu'une ville à majorité protestante ait conservé un carnaval. Avec sa procession de trois jours, cette fête reste, somme toute, une manifestation assez religieuse!» Bâle la folle s'amuse des contradictions de Bâle la sage: c'est normal, pour un carnaval.

L'un des sites les plus populaires de la cité est le Dreiländereck, le «carrefour des trois frontières», proche du port franc et plaque tournante d'obscurs trafics. Une légère brume s'élève autour de cette presqu'île baignée par le Rhin, sur laquelle brûle une flamme de pierre et d'acier symbolisant la liberté. Un petit voyage en Suisse surprend souvent le visiteur, le pays est moins simple que les clichés qui l'accablent.
Rencontre au bistrot des Trois Frontières avec Matthias Wegmann, sympathique inventeur de bateaux solaires, anthroposophe et Bâlois, bien qu'il se soit expatrié près de Vesoul: «Ce n'est pas par hasard que notre drapeau cantonal est noir et blanc. Nous avons, d'un côté, la présence incontournable des multinationales et des banques, qui font vivre de nombreuses personnes, y compris les artistes qui bénéficient de leur mécénat; au centre, l'université, de tradition humaniste; à l'autre extrême, les anthroposophes, adeptes du philosophe Rudolf Steiner [1861-1925], qui, afin que l'être humain ne devienne pas une machine, tentent l'expérience d'une agriculture biodynamique associée aux constellations...»

Lourdes, lentes, comme issues d'un hiéroglyphe, des oies sauvages survolent soudain le fleuve en remontant vers le nord sans se soucier des frontières humaines. Les méandres de la vallée rhénane ont de tout temps relié ou divisé un espace partagé de nos jours entre la Suisse, l'Allemagne et la France. A l'époque du Saint Empire romain germanique, arts, coutumes gastronomiques et langage alémanique y formaient une seule entité: même usage du grès rose, même cuivre sur les toits, même opulence des décors et œuvres sœurs dans les musées. Au XVe siècle, des peintres tels Martin Schongauer ou, quelques décennies plus tard, le sublime Matthias Grünewald ainsi que des sculpteurs dont on ignore tout, comme le Maître H.L., parcourent les chemins qui unissent les cités voisines de Bâle. Par la suite, un baroque sans frontières s'y épanouit. L'architecture de villes telles que Colmar, Strasbourg ou Fribourg-en-Brisgau témoigne de la glorieuse unité rhénane.

En 1900, Bâle était encore la capitale bancaire de la Suisse: la tradition de ses mécènes-collectionneurs ne date pas d'hier. De nos jours, la ville, au charme de paradis provincial, possède un bon théâtre, un excellent orchestre et, ce qui est remarquable vu sa taille, 30 musées. Afin de découvrir la fondation voulue par le galeriste Ernst Beyeler, prendre le tram 6. Un paysage d'une douceur vallonnée, ponctué de villas à toits pointus, succède à l'agglomération. C'est Bâle-ville à la campagne. Après quinze minutes de trajet, voici Riehen, village réputé en saison pour ses cerises. Descendre à la station Riehen-Dorf. Un mur de porphyre ceint la fondation et son parc. Des merles chantent; odeurs de miel, de roses, de vent.

L'édifice à toit de verre, conçu par l'architecte Renzo Piano en 1998, abrite les 180 œuvres de la collection Hildy et Ernst Beyeler, plus celles présentées lors des expositions temporaires qui appâtent les visiteurs ou les font revenir. Grâce à des stores translucides en mailles d'acier qui montent ou descendent automatiquement selon la luminosité, l'éclairage évolue devant un splendide triptyque (9 mètres de longueur) du Bassin aux nymphéas, de Claude Monet, qu'accompagne l'Iris écartelé, d'Auguste Rodin. Mises en scène par le collectionneur, d'invisibles lignes de force font communiquer entre elles toiles et sculptures des maîtres occidentaux. Emotion, mystère, volupté et harmonie.

Le «patron» vient tous les jours, à vélo. «La tradition du mécénat bâlois était un peu endormie, raconte-t-il. La fondation, fruit de cinquante années d'activité à la galerie, tente de le réveiller. L'unité ``bâtiment-collection-nature'' joue un grand rôle. Mais l'important, ce sont les œuvres.» Cheveux gris et yeux clairs, Beyeler préfère les «modernes classiques». L'ami de Picasso et de Giacometti apprécie également les créateurs anonymes africains ou mélanésiens. «Certains artistes inconnus tiennent la route, leur travail est un contrepoint qui ouvre les yeux des visiteurs», dit-il. Résultat: un succès. Venus de Suisse ou de l'étranger, les amateurs se pressent, épatés, devant les cimaises.