Discrète et élégante, la capitale suédoise ne dévoile ses beautés qu'à ceux qui savent les voir. On peut choisir de les découvrir sous la lumière de ses longs hivers ou pendant ses nuits blanches



On pourrait traverser Stockholm, un baladeur sur les oreilles, branché sur la musique d'Arvo Pärt, dans la splendeur de ses chœurs nordiques. Les langueurs du paysage, la douce mélancolie du port, l'altière austérité des monuments royaux s'y prêteraient bien. A moins que l'on ne préfère le chant des oiseaux: le cri bref des mouettes grises, la plainte des poules d'eau, les canards qui cancanent, bêtes heureuses parce que depuis longtemps protégées de la fureur des chasseurs. Construite sur un chapelet d'une douzaine d'îles, Stockholm est une ville calme comme on en rêve dans nos métropoles saturées de boucan et de pollution. Ici, le piéton est souverain dans la plupart des quartiers, en particulier ceux que le touriste va s'empresser de visiter. Le Gamla Stan d'abord, l'ancienne cité déployée en arrière du palais royal. Sur ce bout de rocher escarpé ont été construites des résidences naguère réservées au peuple des artisans et des marins. Leurs appartements, désormais recherchés pour leur pittoresque de bon aloi, se sont embourgeoisés. Au fil de ces rues au charme fou se sont installés des magasins d'antiquités et de produits locaux. Il était permis de craindre le pire - un de ces pièges à touristes qui ont défiguré tant de quartiers historiques, d'Athènes à Barcelone. Sans doute plus soucieux d'esthétique et de bien-paraître, les Suédois ont pu conserver à Gamla Stan son caractère de noble élégance et de promenade romantique. Evidemment, le visiteur ne saurait résister à la tentation d'acheter l'un de ces beaux objets de cristal qui miroitent dans la lumière de magasins accueillants. Qu'il en profite, en fin de parcours, pour se glisser dans un restaurant de poisson où l'attend la marée du jour accommodée de mille manières, dans une ambiance plus raffinée sans doute que celle des bouges à matelots depuis longtemps disparus.

Toujours à pied, il faut descendre vers le sud, dans le quartier populaire de Södermalm. Jeunes galeries et bistrots chaleureux ont depuis peu conquis des espaces naguère plus besogneux. Tout au début de la grande artère de Götgatan, on trouvera un magasin spécialisé dans la vente de boissons alcoolisées. Ces lieux qui nous semblent si familiers ne sont pas aussi répandus là-bas. Ce peut être l'occasion de découvrir un cabernet australien, ou un pinot chilien, ou encore un tokay de Hongrie. La Suède n'ayant pas, à cause de sa position septentrionale, de production viticole, elle doit importer ses vins du monde entier. Le choix n'en est que plus vaste, au grand étonnement de l'amateur français.

Les nombreux quartiers piétonniers, l'abondance et la qualité des transports en commun rendent inutile l'usage de la voiture. On la laissera donc sagement au garage pour s'aventurer le long des quais, de part et d'autre de l'anse de Nybroviken. L'ancien port a été transformé en musée flottant. Des dizaines de vieux gréements se balancent sous la houle légère, entre deux équipées nostalgiques sur les lagunes. Peuple de marins, les Suédois chérissent leur glorieux passé viking. Un faux drakkar, dûment motorisé, emmène les touristes entre les îles de Djugården et Skeppsholmen, lieux de promenade privilégiés des citoyens de Stockholm: là se trouvent les principaux musées, entourés de jardins immenses plantés d'essences rares.

Le plus beau de ces musées a été construit autour du Vasa, splendeur de l'architecture navale du XVIIe siècle, qui chavira sitôt son lancement, en 1628. Cet emblème d'une puissance maritime appartenant au passé est exposé au cœur d'un parcours pédagogique et fait le bonheur des enfants, comme de leurs parents. Ce gros jouet grandeur nature n'est-il pas plus passionnant que toutes les vitrines conservant pieusement le moindre artefact de l'épopée viking?

A quelques pas de là, le Musée nordique (Nordiska Museet) est lui aussi la source de découvertes intéressantes. Comme cette guillotine, bien réelle et tout à fait conforme à sa sinistre réputation. Le nouveau système pénal l'a remisée au magasin des souvenirs, dans ce musée, deux étages plus bas que les habiles reconstitutions de masures jadis occupées par le petit peuple suédois. Ainsi le pays socialement le plus avancé du monde entretient-il comme autant de reliques les objets témoignant de son rude passé. On vient les visiter en famille, pour s'émerveiller ensuite, sans regrets, des progrès accomplis par l'Etat protecteur, garant d'un bonheur accessible à tous - même si cette paix sociale, acquise de haute lutte dans un système de classes rigide, ne laisse pas beaucoup plus de place qu'il y a cent ans aux passions délétères, à la folie créatrice, au génie encombrant.

Le cinéaste Ingmar Bergman, par exemple, n'a jamais été en odeur de sainteté auprès de ses compatriotes. Et les Suédois se sont longtemps demandé comment ils avaient pu enfanter un personnage aussi sulfureux qu'August Strindberg, artiste protéiforme et néanmoins maudit. Aujourd'hui, leurs œuvres ne dérangent plus guère et l'on célèbre l'un et l'autre à la moindre occasion. Bob Wilson peut monter Le Songe, de Strindberg; et Bergman être sollicité pour exercer au théâtre ses talents de metteur en scène.
Sans renoncer à sa solennité, la ville tout entière a le goût du décorum. Les murs des stations de métro (tunnelbana) accueillent peintres et photographes du monde entier. Les salles de concert sont l'illustration du métissage musical très à la mode sous le nom de world. Les rues elles-mêmes se colorent sous l'effet d'une immigration qui dégèle le paysage bien avant l'heure d'été.

Rien, cependant, ne semble vouloir entamer la réserve d'un peuple habitué aux longs hivers sans lumière, aux huis clos silencieux, aux drames vécus intérieurement, en prenant garde de ne pas effaroucher le voisin, de ne pas troubler la tranquillité publique. Au pays des douleurs muettes, l'art est d'un grand secours pour exprimer publiquement ce qui aurait envie, parfois, d'être hurlé. Ainsi certains des artistes les plus remarquables de la scène contemporaine sont-ils des photographes. Leurs œuvres traduisent les tensions, les non-dits de cette société correcte sous tous rapports, qu'elles montrent des déviants chez Christer Stromholm, des aliénés chez Anders Petersen, ou la vacuité du monde moderne chez Lars Tunbjörk. Au moins les Suédois ont-ils appris, depuis l'époque où Bergman leur tendait un miroir, à faire leur autocritique, sans mettre en danger leur calme hédonisme.